Vivre sans règles ? – Épisode 3 : Le sens moral

Début juin 2018, nous avons fait l’expérience, à l’École NovAgora de vivre sans règlement intérieur et sans Conseil de Justice (voir épisodes 1 – La proposition et 2 – L’expérience).

Il était prévu que l’expérience dure 2 semaines. Finalement, au bout de 2 semaines, le Conseil d’École a choisi de prolonger l’expérience de 2 semaines encore, afin d’approfondir la réflexion, et avoir le temps de réfléchir à la suite.

Nous avons donc vécu pendant 4 semaines, sans règlement intérieur, et sans organe régulateur de la vie collective. Avant de parler du cadre concret auquel nous avons abouti aujourd’hui, quelques mois plus tard et à la suite de ces expériences ; je souhaite évoquer certaines réflexions qui nous ont suivies au cours de l’aventure, à commencer par une réflexion au sujet du « sens moral ».

Existes-t-il un sens moral commun ?

Je parlais dans mes précédents épisodes de « sens moral ». Tout en l’écrivant alors, je sentais déjà que ce concept n’avait pas beaucoup de résonnance pour moi, mais dans l’incapacité de trouver les mots adéquats, j’ai utilisé cette expression tout de même.

De ces quelques mois d’expérimentations, je reviens avec une vision plus éclairée de ces termes. Un sens moral commun inné, ne me semble pas exister. Il n’y  a que juxtaposition de mon sens moral, ton sens moral, son sens moral… Nous pouvons être d’accord en théorie sur des valeurs générales. À NovAgora, on est tou.te.s en accord sur la nécessité du respect, de la confiance, de la liberté… Mais si on creuse, si on cherche en profondeur et dans le détail…l’application concrète de ces valeurs dans le quotidien ne prendra pas la même forme pour les un.e.s et les autres.

La liberté ne veut pas dire la même chose pour toi et pour moi.
Et même si on s’entend sur une même définition, face à une situation très concrète, j’aurai une manière différente de l’appliquer, que toi.

Un sens moral commun, ne peut exister, selon mon expérience, que si on décide explicitement de se mettre d’accord sur sa définition précise, pour chaque situation. Sans quoi on reste dans l’illusion et le rêve d’avancer avec un idéal commun, qui n’est commun qu’en surface mais multiple et divers en réalité.

Pour illustrer cela, je prends un exemple très concret, inspiré de situations qui ont eu lieu à NovAgora lorsque nous n’avions plus de règles.

A. veut jouer du piano et B. veut regarder un film. On est d’accord, en théorie, que ces deux envies sont aussi légitimes l’une que l’autre, et que chaque personne doit être respectée dans ses besoins, et dans sa liberté de pratiquer l’activité de son choix. Seulement le piano et la télé se trouvent dans la même pièce. En l’absence de règles sur l’utilisation des pièces de l’école, comment on fait ?

Alors bien sûr, dans un monde idéal où chacun.e est parfaitement conscient.e de soi et des autres, parfaitement aligné.e,  parfaitement capable d’accueillir et de transformer les émotions que ces situations font naître, on pourrait assister à cela :

  1. « J’ai envie de jouer du piano. »
  2. « Moi j’ai envie de regarder un film. Comment on fait, c’est dans la même pièce ? »
  3. « On peut se partager le temps ? Je joue du piano pendant une heure, et ensuite je te laisse la salle pour que tu puisses regarder un film. »
  4. « Ok, faisons comme ça ! J’ai bien envie de t’écouter jouer du piano en attendant, est-ce que tu es d’accord ? »
  5. « Oui avec plaisir. »

Oui, ça pourrait se passer comme ça. Mais malheureusement il se trouve que c’est rarement le cas.

Parce que peut-être que B vit une situation difficile à la maison, il est donc plein d’émotions et va réagir vivement lorsqu’il devra débattre pour décider de l’occupation de la salle, alors qu’il avait justement besoin de s’y réfugier pour être au calme et seul.

Parce que A est peut-être une jeune personne qui a un passé dans lequel la domination est la norme, et que même si le partage et le respect sont ses idéaux, elle ne pourra pas s’empêcher, sur le moment, de réagir par conditionnement et de décider de manière autoritaire que la salle lui appartient et que les autres doivent sortir de suite.

Et parce que même si A et B parviennent à s’entendre, il ne s’agit pas que de A et B.

Il y aussi C qui veut regarder un film, mais pas le même que B.

Il y a D qui veut travailler dans la pièce d’à côté et qui est gêné par le bruit du piano.

Il y a E qui occupe la salle toute la journée car c’est sa salle préférée, et qui refuse de sortir pour laisser sa place car elle estime que c’est sa liberté d’y rester.

Il y a F qui avait prévu depuis une semaine d’utiliser cette salle avec son groupe de musique pour répéter leur dernier morceau, mais en l’absence de règle, le groupe doit négocier avec les envies spontanées de A et B, et F ressent beaucoup d’injustice de se faire « passer devant » alors qu’iels avaient pris la peine de s’organiser pour trouver la date adéquate.

Il y a G qui aimerait aussi utiliser la salle, mais qui a un tempérament réservé et n’ose pas se manifester. Il écoute les débats houleux entre tous ces acteurs et préfère se sacrifier plutôt que d’entrer en confrontation.

Il y a H qui lit un livre à côté, et qui se sent gêné par le volume sonore que prend la négociation. Il demande plusieurs fois à ce que le bruit cesse mais rien n’y fait, alors il finit par crier et leur demander à toutes et tous de quitter l’espace. Comme H est un ado d’1m80, les jeunes qui débattaient se soumettent par peur, et quittent la salle.

Résultat : chacun.e est en train de s’efforcer de transformer les émotions vives qui ont découlé de cette situation, et les diverses activités souhaitées… n’ont pas lieu. Car il n’y a plus d’énergie pour cela.

Les membres, étant frustré.e.s de passer leur temps à débattre pour un oui ou pour un non, et de n’avoir même plus le temps de faire les activités en question, expriment le besoin de remettre en place des règles au sujet des réservations de salles.

Cette histoire vraie a abouti à l’élaboration de règles très précises.

–          A chaque entrée de salle, il y a un planning.

–          Les personnes qui veulent utiliser la salle doivent réserver au plus tôt 5 jours avant et au plus tard 1 heure avant.

–          Pas plus de 2 heures de réservation par jour pour une même personne/groupe et une même activité

–          Inclure le temps de rangement dans le temps de réservation.

–          Aérer la salle entre deux activités.

–          Ecrire le nom de la personne et l’activité en cours sur le planning.

–          Préciser si : personne ne peux entrer sans y être invité, si tout le monde peut entrer, ou si on peut toquer pour demander à entrer.

–          Les réservations sont prioritaires sur les activités spontanées.

Depuis que ces règles ont été votées, je n’ai plus entendu un seul conflit lié à l’occupation des salles. Les membres s‘auto-gèrent avec le planning, et chacun.e peut s’organiser pour réserver la salle de son choix, et être assuré.e qu’iel sera prioritaire sur le créneau choisi.

Et la CNV dans tout ça ? Et autres outils de gestion de conflit ?

J’entends déjà des personnes de bonne volonté nous suggérer tout un tas d’alternatives possibles, comme :

  • Faire une médiation
  • Utiliser la CNV
  • Écouter les besoins des un.e.s et des autres, en discuter
  • Accompagner les émotions et les transformer

Nous faisons déjà tout ça. EN PARALLELE des règles.
Nous sommes tombé.e.s dans le « piège » de penser, pendant cette expérimentation, qu’il nous fallait appliquer tout ça A LA PLACE des règles. Et nous avons vu que ça ne nous convenait pas. Et ce, pour plusieurs raisons.

D’abord, si nous faisons ça, et uniquement ça, nous passons nos journées à cela. Car il n’y aucun moment où on peut trancher avec une règle d’usage sur laquelle on se sera mis d’accord : « Okay, j’entends tes besoins, allons en discuter sur les canapés, mais en attendant, la règle lui permet de réserver cette salle, tu vas devoir attendre ton tour. » Dans cet exemple, on accueille et accompagne, si besoin, l’émotion de la personne, mais la vie de l’école peut continuer et les activités peuvent avoir lieu. Sans règle pour trancher, personne n’utilise jamais la salle, car nous passons des heures à accompagner les émotions, qui n’en deviennent que plus vives de jour en jour de par la frustration de ne pas pouvoir mener à bien une activité qui nous tient à cœur. C’est ce que nous avions fini par vivre sur la fin de l’expérimentation. Nous passions nos journées à débattre pour tout et rien, et c’en était devenu extrêmement épuisant pour tout le monde. Même lorsque le débat est pacifique et constructif.

Car même si nous pensons tou.te.s avoir le même « sens moral » et les mêmes valeurs, le quotidien nous montre qu’une même valeur peut se décliner en un million d’infimes subtilités, et si nous ne prenons pas le temps de définir une règle précise qui serait à mi-chemin entre toutes nos visions, nous passons notre journée à débattre de ces subtilités pour chaque petit acte du quotidien. Ce qui peut s’avérer très intéressant si on a le temps et l’envie de ne faire que ça, et si on est 2 ou 3 peut-être. Mais dans notre cas, où l’on est une trentaine, et qu’on a chacun.e des projets et des activités qu’on a envie de mener à bien, nous choisissons de définir ensemble des règles qui nous conviennent, afin de pouvoir faire d’autres choses de nos journées que simplement repenser le cadre à chaque seconde. Afin que le cadre facilite et permette les projets, plutôt que de les entraver et les retarder…

On en était arrivé à repenser le cadre encore et encore et encore…mais sans plus avoir l’énergie d’y faire vivre quoi que ce soit…dans ce cadre.

Enfin, nous ne parlons pas d’un collectif de 30 adultes éveillés et conscients qui ont passé les 20 ou 30 dernières années de leur vie en thérapie et en stages de CNV et autre, qui savent parfaitement gérer n’importe quel conflit, accueillir toutes leurs émotions ainsi que celles des autres, et sont conscients de toutes leurs blessures (ça existe en fait ?).
On parle d’un collectif de personnes ayant entre 5 et 50 ans, la grande majorité ayant en-dessous de 18 ans. Non pas qu’on soit moins « sage » à 10 ans qu’à 40, et le contraire nous est d’ailleurs prouvé régulièrement. Mais de manière générale, quand on a 10 ans, dans cette société, on a passé 10 ans à obéir à des adultes, pas à se questionner sur la notion de responsabilité. Et même à 30 ou 50 ans. On a beau avoir fait tous les stages de CNV qu’on veut, et s’être questionné autant que possible sur la notion de liberté et de responsabilité, sans l’avoir vécu dans le réel, dans la pratique, on ne sait pas encore. Et on se surprend à avoir des réactions et des émotions inconnues jusqu’alors, car ce nouveau cadre fait sortir de nouvelles choses.

En route vers la pleine responsabilité…un chemin lent et parsemé d’étapes

En bref, l’intégralité du collectif découvre seulement la liberté et la responsabilité, et expérimente depuis quelques mois seulement, ce que ces mots signifient dans la réalité, au quotidien.
Il ne me semble pas qu’on puisse raisonnablement passer de « tout le monde décide tout pour moi et je n’ai aucun pouvoir sur ma vie » à « je suis entièrement responsable de chacun de mes faits et gestes, à tout instant ». Il y a des étapes entre ces deux états. Et me fier à une règle, décidée ensemble démocratiquement, lorsque je vacille et que je me perds dans mes tourments, en est une.

Je ne suis même pas sûre que n’importe quel collectif, aujourd’hui, dans l’état présent du monde, soit prêt pour vivre dans une harmonie totale sans aucune règle commune, juste sur la base d’une communication authentique et non-violente. Mais peut-être que je me trompe, et je serais ravie de découvrir des contre-exemples.

En tout cas, je n’en ai pas encore trouvé. Et partout où on dit en façade qu’il n’y a pas de règle, il y a en dessous des relations insidieuses de domination et de pouvoir. Chez nous par exemple, j’ai pu observer qu’au bout d’un certain temps, en l’absence de règles, certain.e.s membres ont usé de leur âge, de leur taille, de leur charisme ou de leur grosse voix, pour intimider ou manipuler les autres, et ainsi imposer leurs besoins et envies. Sans méchanceté, sans penser à mal…juste par habitude et par conditionnement.

En l’absence d’une décision collective sur le cadre très précis de notre vie ensemble dans cet espace, les relations de domination et de pouvoir qu’on connaît dans le reste du monde s’imposent à nouveau à nous. Car on ne sort pas comme ça, en un claquement de doigt, juste parce qu’on l’a décidé un jour. C’est une attention à chaque instant, et une longue et lente déconstruction. Et si des règles décidées ensemble peuvent être une béquille pour nous aider dans cette transition, je ne vois plus le mal.

Dans le prochain épisode, je partagerai avec vous d’autres réflexions personnelles nées suite à cette expérience, cette fois au sujet de la différence entre le rêve…et la réalité.

Ensuite, je vous parlerai de ce que nous expérimentons à présent au sujet du cadre démocratique, suite à ces expériences et ces réflexions.

Cindy

4 réflexions sur “Vivre sans règles ? – Épisode 3 : Le sens moral

  1. Merci pour ce retour d’expérience si bien raconté. Après tout, il est inutile de réinventer la roue à chaque création d’école, et si on peut aussi grandir des erreurs des autres, c’est tout bénéfice. Merci

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  2. Oui! Merci également de prendre le temps de ce retour !
    Lorsque les règles émergent organiquement d’un collectif parce qu’il en éprouve le besoin (et vous précisez qu’il en a besoin, à l’heure actuelle, du fait de l’absence d’autres espaces de responsabilités dans cette société, a fortiori quand on est mineur), c’est tout différent que lorsqu’elles sont proposées par des membres adultes fondateurs/rices, comme un rempart au chaos !
    Qu’entendez vous par chez vous par « démocratiquement », en pratique? Il y a tant de flou autour de ce terme…
    Je suis curieux de suivre vos prochains articles!
    Merci encore.

    Aimé par 1 personne

    • Aucun cadre n’est garant en lui-même de l’absence de rapports de pouvoir.
      La plupart du temps, il est possible de s’en emparer pour les reproduire, et les développer avec plus de force que hors du cadre (violence institutionnelle)
      J’ai vraiment la conviction qu’une « attention de chaque instant » en effet, quant à ce qu’on désire vivre au sein de l’espace, en sus de quelques règles « décidées démocratiquement » (le terme est flou j’insiste et il ne me parait pas en lui-même non plus garant du fait que chaque membre a exactement les mêmes possibilités de les décider) est le meilleur moyen d’atteindre un vivre ensemble qualitatif et réellement égalitaire.
      Considérer ensuite ces règles comme des béquilles nécessaires « pour nous aider dans cette transition », c’est très différent que d’ériger un règlement comme l’incarnation d’une liberté individuelle sur laquelle veiller tant et tant que chaque transgression fasse l’objet de délation et de sanction…

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